Quand le commerce est associé au projet d'aménagement urbain...
Embellir et renouveler l'image de la ville passe aussi par la construction de vastes bâtiments en capacité d'accueillir de grandes enseignes commerciales. Les architectes de la ville (Jean-Baptiste Martenot, Emmanuel Le Ray) qui se succèdent à la charnière des XIXe et XXe siècles, sont chargés d'édifier des équipements et des magasins répondant à cette quête de qualité, d'hygiène, synonymes de probité et de confiance, comme certains n'hésitent pas à l'affirmer haut et fort.
L'emploi de nouveaux matériaux va participer à la construction de ces édifices qui marquent encore le paysage urbain. Ainsi, Jean-Baptiste Martenot utilise la fonte lorsqu'il construit les halles de la place des Lices en 1869. Plus tard, Emmanuel Le Ray emploiera le béton lors de la construction des Magasins Modernes, rue Le Bastard, ou encore l'immeuble Art déco des Nouvelles Galeries (actuelles Galeries Lafayette).
Le choix de l'emplacement des commerces, les matériaux employés ainsi que le décor porté sur les façades permettent de mieux signaler ces enseignes dans le tissu urbain, au même titre qu'une vitrine soignée valorise les produits proposés à la vente.
Enfin, de grands projets monumentaux, comme le palais du Commerce, permettent à la ville d'affirmer également son statut de capitale de région.
Palais du Commerce
En 1880, le maire Edgard Le Bastard et son conseil municipal décident d’édifier à l’emplacement de la cale du Pré-Botté un palais pour abriter la poste et la bourse du commerce. Ce projet se double d’une volonté de rééquilibrer le sud de la Vilaine tout en le structurant et en poursuivant les travaux d’urbanisme. Face à l’ampleur du projet et au coût de construction qui dépassait largement les finances municipales, Edgar Le Bastard décide de procéder par tranches. Jean-Baptiste Martenot, architecte de la ville est alors chargé de concevoir les plans et les élévations du futur palais.
Les travaux, adjugés en 1886, commencent par l’aile ouest qui accueille l’administration des postes et l’école des Beaux-arts en 1890 - 1891, avant de s’interrompre. Quelques années plus tard, Emmanuel Le Ray met en œuvre le programme, agissant tant pour le compte de la ville que pour celui de l’État. Il était prévu que l’administration des Postes s’y installerait et que l’aile ouest serait « aménagée pour recevoir tous les grands services de l’État : contributions, hypothèques, domaines, timbres et enregistrement, trésorerie générale, percepteurs, chambre de commerce, justice de paix, conseil des prud’hommes, bureau central d’octroi ».
Le pavillon central, une nouvelle fois repensé et surbaissé, fut achevé en mars 1930 et l’aile ouest, incendiée en 1911, nécessita des travaux de restauration qui ne furent terminés qu’en 1929. L’aile est, terminée un peu plus tôt, avait permis l’installation du bureau de poste. Enfin, le 1er octobre 1930, l’administration des Postes et Télégraphe se porte acquéreur du pavillon central et de toute la partie ouest du palais « bâtiment non affecté en grande partie ». Ainsi se termine l’aventure municipale : le projet ambitieux d’Edgar Le Bastard était réalisé et la ville gagnait un monument dont elle n’avait pas l’utilité. Comme l’attestent les dates portées côté place de la République, il faudra 40 ans avant d’achever la construction.
Conçu avant tout comme un décor, le palais du Commerce prend alors toute sa place dans l’ordonnancement des quais.
La statue monumentale, assise au sommet du fronton triangulaire côté nord de l’édifice, symbolise la ville de Rennes. Outre une couronne de remparts et les armoiries de la ville, elle porte l’attribut traditionnel du dieu du commerce - Hermès ou Mercure - le caducée. Elle est l’œuvre du sculpteur Albert Bourget (1881-1956), professeur de sculpture et de modelage à l’école des Beaux-arts de Rennes, qui réalise également les deux statues côté sud symbolisant l’Industrie et l’Agriculture. Dans les niches de cette partie centrale, des allégories des sous-préfectures du département représentent : côté place République, Fougères reconnaissable à son château et aux vases qui évoquent les cristalleries de la cité ; Saint-Malo qui porte un bateau et se tient devant une ancre de marine. Côté rue du Pré-Botté, nous trouvons avec son château, Vitré dont l’allégorie tient la quenouille qui sert à fabriquer les toiles du pays; et Redon qui positionnée à l’avant d’une barque, se tient à une perche alors que des roseaux et du gibier (poissons et volailles) l’entoure.
Des halles au nord...
Témoignages d'architecture métallique dans une ville de bois et de pierre, les halles dites Martenot sont élevées par mesure d'hygiène sur le lieu où se déroulent parfois les foires après l'épidémie de peste de 1622, c'est-à-dire hors les murs défensifs de la ville, pour prévenir de nouvelles épidémies. Jean-Baptiste Martenot dessine deux halles identiques, à l'exception du soubassement plus important sur le bâtiment ouest et destiné à rattraper la forte pente de la place. Les halles parisiennes de Baltard ont servi de modèle avec un soubassement de granit et un jeu de briques rouges et blanches pour l'élévation, prolongé par une crête de fer, fermé pour moitié d'une paroi en verre ajoutée par la suite. L'ensemble est rythmé par des colonnes en fonte ornées de chapiteaux à palmettes. Un troisième pavillon, qui a depuis disparu, est édifié à l'est, dans le prolongement des deux premiers par Emmanuel Le Ray dans les années 1905-1908. Sauvées à la fin des années 1970, elles sont ensuite restaurées et classées à l'inventaire des monuments historiques en 1986.
...et au sud de la Vilaine
À l'emplacement de l'ancienne halle aux blés, construite au XIXe siècle par l'architecte Gohier, la municipalité décide en 1912 de construire une nouvelle halle répondant aux exigences de salubrité et d'hygiène alors en vogue. Les travaux ne reprennent qu'après la Grande Guerre et Emmanuel Le Ray livre ce nouvel équipement en 1922. Baptisées "centrales" pour les différencier de leurs aînées des Lices, elles se composent de trois bâtiments agencés autour d'une cour intérieure. Caractérisées par un parti coloré fait de briques jaunes et blanches soulignées par des filets de briques rouges, elles sont ornées d'un décor soigné en grès flammé. La Criée municipale située dans l'aile nord du bâtiment et dont l'inscription figure au fronton en mosaïque Odorico, a été depuis la seconde moitié du XXe siècle, reconvertie en galerie d'art contemporain.
Les grands magasins ou Au bonheur des Dames...
Le Grand Bazar Parisien, aujourd'hui détruit, fait partie des premiers grands magasins rennais inspiré de ceux qui se développe à partir du Second Empire. Il est construit par l'entrepreneur Poivrel en 1890-1891 à partir des plans que l'architecte tourangeau Théodore Aumas présente à l'exposition des Beaux-arts de Tours en 1892. L'extérieur, traité à la manière d'un hôtel particulier, ne laissait rien deviner de la structure intérieure métallique inspirée du Bon Marché à Paris. Jouxtant l'hôtel Chéreil de la Rivière sur la place Rallier-du-Baty, cette enseigne spécialisée dans la parfumerie, dentelle, guipures et autres fournitures pour modes devient vite exigüe et se déplace sur les quais à l'emplacement des futures Nouvelles Galeries en 1909.
Les Magasins Valton
C'est l'architecte Guidet qui dessine les plans de cette célèbre enseigne rennaise. Dépositaire des produits Félix Potin, cette maison a un premier magasin à l'angle de la rue d'Orléans et de la rue Baudrairie. Entre 1896 et 1898, Guidet construit au 9 rue d'Antrain un immeuble où le métal, dans son rôle structurel, est apparent. Au dernier niveau, un haut relief représente Mercure, le dieu du commerce tenant une banderole sur laquelle on lit Valton. L'ensemble sculpté couronne l'édifice et surmonte une série d'arcades couvertes d'un décor de mosaïque réalisée par la première génération des Odorico. En 1900-1902, Guidet livre la partie arrière du magasin (4, rue Bonne-Nouvelle) où s'installe la poissonnerie entre les poteaux métalliques et les pilastres en pierre blanche.
Halle du Bon Marché - Magasins Jacquart
Vers 1885, un commerçant de Bain-de-Bretagne, Elie Jacquart (1845-1914), se porte acquéreur d’un terrain place de Bretagne à Rennes, afin d’y installer un magasin de tissus. Selon l’historien F. Loyer, c’est l’architecte Frédéric Jobbé-Duval qui réalise le « Bazar Jacquart » (actuel n°8 de la place de Bretagne). En 1901 Elie Jacquart s’adresse à l’architecte Eugène Guillaume1 pour la construction d’un second magasin, spécialisé dans la vente de meubles (actuel n°6 de la place), « la Halle du Bon Marché » qui vient alors prendre place à côté du magasin de tissus. Inauguré en 1903, ce second édifice est couronné par des cartouches où les termes « Probité » et « Confiance » s’affichent comme autant de slogans publicitaires2. Sa façade, au décor néo-classique, compte huit travées et quatre niveaux en calcaire sur un soubassement en granit. La travée centrale se singularise par la haute baie en plein cintre qui court sur deux niveaux et par les volutes qui l’encadrent.
Cette même année, des travaux modifient le bâtiment dédié aux tissus, des décors apparaissent comme la ruche et, sur l’arrière des magasins, sont construits garage, remise, écurie et pressoir.
C’est ensuite au fils d’Elie, Charles Jacquart, de contribuer à la renommée des magasins. En 1931, il confie à l’architecte Charles Guillaume (le fils d’Eugène) le soin de transformer l’appartement de son père, au 2 rue de la Santé. La demeure se voit dotée d’une balustrade en pierre qui se prolonge jusque vers le bazar. Des pilastres sont ajoutés et, dans le couloir d’entrée de la résidence, un décor de mosaïque est réalisé par la maison Odorico.
Auparavant, en 1906, Elie Jacquart avait acquis l’ancien « château de Baud » rue Chardonnet (Rennes) qui est alors transformé. Cet édifice, dont les murs masquent probablement un gros œuvre plus ancien, devrait faire l’objet d’une restauration à l’occasion des travaux d’aménagement de la ZAC Baud-Chardonnet à venir, d’autant plus qu’il a été intégré au Patrimoine d’intérêt local.
Au début du XXe siècle, la Halle du Bon Marché et le bazar bénéficiaient d’une grande visibilité et participaient à la vie économique de la place animée par un marché non alimentaire qui s’y déroulait le mercredi. Aujourd’hui cet ensemble commercial abrite une banque et des appartements privés.
1Eugène Guillaume (1858-1930) a commencé sa carrière au service d’architecture de la ville de Rennes, sous la direction de J.-B. Martenot, avant de créer sa propre agence qu’il tiendra avec ses fils René (1885-1945) et Charles (1891-1948). Il a notamment construit les bureaux de L’Ouest-Éclair en 1907.
2À ce propos, Jean-Yves Veillard rappelle (dans le Dictionnaire du patrimoine rennais) le slogan de la maison Jacquart « on rend l’argent à qui trouvera meilleur marché » !
Emmanuel Le Ray et les grandes enseignes
En 1926, la société Paris-France décide de faire construire un grand magasin à Rennes. Elle confie le projet à Emmanuel Le Ray qui avait déjà travaillé pour cette société en édifiant le magasin Aux dames de France du Mans. L'architecte conçoit un édifice résolument moderne où la structure en béton armé est parfaitement lisible. Le décor sculpté ainsi que le gabarit de la façade permettent d'intégrer l'ensemble dans un cadre urbain marqué par le XVIIIe siècle. L'architecte de la Ville avait soigné l'ornementation (luminaires, petites vitrines, grande marquise) qui ont malheureusement été sacrifiés lors des derniers réaménagements du bâtiment.
Trois ans plus tard, l'architecte et son collaborateur Yves Le Moine dessinent les plans des Nouvelles Galeries qui s'implantent à l'angle du quai Duguay-Trouin et de la rue de Rohan. Cette construction est d'ailleurs bien dans la lignée du magasin conçu par Emmanuel Le Ray au Mans. Immeuble Art déco par définition, le décor d'origine a fortement souffert au moment de l'explosion du Pont de Nemours provoqué par les troupes allemandes en 1944. Ainsi, le fronton sculpté qui couronnait le corps central a disparu tout comme le vitrail de la grande baie qui portait l'initiale "G" en référence à la famille Guillemot, propriétaire des lieux. L'intérieur du bâtiment recèle cependant des éléments de décor Art déco comme ceux visibles sur les piliers de l'atrium central.
En 1902, Alfred Guillemot se fait construire un étonnant hôtel particulier, dit « folie Guillemot » ou « Castel Garbo », au 116 avenue du Général Leclerc (Rennes). Cet édifice qui juxtapose mascarons, faïence vernissée, ferronnerie et terre cuite a été dessiné par l’architecte Alfred Daboval. Il est aujourd’hui la propriété du groupe Giboire qui s’est engagé à le restaurer tout en construisant des logements dans le parc qui l’entoure.
Des magasins d'exception : chez les Bossard Bonnel
La pratique musicale à Rennes était aussi liée à des magasins spécialisés. C’est le cas de la maison Bossard Bonnel, véritable institution musicale rennaise qui a vécu pendant de près de 120 ans ! Elle possédait son enseigne rue Nationale. C’est à l’architecte Laloy, qu’Henri Bossard Bonnel, « luthier marchand de musique et d’instruments », commande pour son magasin la réalisation d’une coupole selon les techniques audiophoniques, afin d’obtenir la meilleure acoustique. Plusieurs générations se succèdent aux numéros 1 et 3 de la rue Nationale. L’immeuble a accueilli lutherie, salle d’exposition, salles de répétition réservées aux vocalises des gens de théâtre, atelier de réparation de cuivres, de pianos, et de lutherie.