L’hégémonie des indépendants
Les détaillants d’Ancien Régime appartiennent à deux catégories bien distinctes. Ceux des corporations doivent respecter des règles rigides de formation et de spécialisation. Appliqués à approvisionner en utilitaire et en luxe les nobles, le haut clergé, les bourgeois, ces commerçants et artisans ont pu eux-mêmes s’embourgeoiser. A l’opposé, les très petits marchands des métiers dits libres, non soumis aux contraintes corporatives mais étroitement encadrés dans l’exercice de leurs activités, partagent la condition sociale des habitants pauvres qu’ils approvisionnent en produits alimentaires de première nécessité, en fripes, en ustensiles de cuisine et en outils. Certains marchands sans jurandes ont obtenu le droit de tenir boutique sous les voûtes du Parlement ou de s’établir en dur dans les faubourgs. Les commerçants sans échoppe ni étal, colporteurs et marchands forains, sont eux autorisés, à certaines conditions, sources d’innombrables entorses et conflits, à vendre sur rues et sur les marchés.
Cette structure contrastée a longtemps perduré et marqué l’espace commercial rennais. Les commerçants jurés ont formé les alignements commerciaux sur rues, spécialité par spécialité. La densification et l’embellissement de ce tissu commercial de centre-ville a inscrit dans le patrimoine urbain un modèle de centralité et d’urbanité qui, à Rennes, va demeurer incontesté jusqu’aux années 1980.
Le tournant de la Révolution
La Révolution introduit trois importantes ruptures économiques : l’instauration de la patente unique, appliquée au point de vente et non à l’activité ; l’abolition du régime des corporations ; l’abolition des lois somptuaires et ordonnances vestimentaires.
Ces lois ne changèrent rien aux conditions d’exercice des très petits commerçants de l’Ancien Régime. L’extrême pauvreté de leurs clientèles s’opposait à l’extension de leurs affaires. Les échoppes et ateliers des très petits épiciers, cafetiers, ferblantiers, marchands de vin, fripiers, cordonniers, achèveront de disparaître avec les opérations de rénovation urbaine, rues de Brest, de Nantes, de Saint-Malo et Jules-Simon, dans les années 1960 et 70.
Par contre cette libéralisation des échanges a intensément contribué à l’enrichissement des affaires les plus aisées. L’abolition des corporations et la patente unique ont favorisé la croissance des marchands de mode et des merciers (« vendeurs de tout, faiseurs de rien »), entraînant l’émergence des formules « tout sous le même toit », les premiers grands commerces généralistes, les magasins de nouveautés et les grands bazars. La libéralisation des mœurs, la dilution des distinctions fondées sur le rang social pendant que s’affirmaient les conduites ostentatoires fondées sur l’argent, a dopé les consommations de leurs clientèles bourgeoises.
L’organisation commerciale change peu entre 1850 à 1960
Tout au long de ce siècle, l’activité des détaillants connaît bien quelques notables modifications. Abondamment fournis en produits finis par l’industrie, ils achèvent de se séparer des métiers artisanaux. Les outils de prévente - conditionnement et publicité – transforment autant le travail des commerçants que le paysage urbain, les vitrines bien sûr mais aussi les pignons de certains immeubles. Le « Dubon Dubonnet » de la place Sainte-Anne est encore visible mais on le dit menacé d’effacement.
Ces transformations ne changent ni la structure socio-économique ni la structure spatiale de l’appareil existant. Les commerces de centre-ville d’année en année se multiplient et s’enrichissent en s’ouvrant aux classes moyennes. Les petits commerces, grâce à l’élévation lente mais réelle du niveau de vie des classes populaires, et profitant des conditions de proximité imposées aux achats courants - renouvellement quotidien, à pied – connaissent leur âge d’or. Les grands commerces, eux, se diversifient avec l’arrivée successive des succursalistes, des grands magasins, puis des magasins populaires. Globalement cependant le volume des affaires qu’ils réalisent, rapporté à l’ensemble des ventes au détail effectuées sur la place de Rennes, demeure modeste.
Même si le modèle de l’indépendance représente aujourd’hui encore la forme à laquelle appartient le plus grand nombre de points de vente, ceux-ci, au cours des cinquante dernières années, n’ont cessé de perdre des parts de marché. À Rennes, on peut dater de la fin des années soixante le début d’une nouvelle ère commerciale qui va voir triompher le capital commercial.
L’emprise croissante du capital commercial
L’œuvre législative de la Révolution a favorisé l’épanouissement des multi-spécialistes. Mais ce sont les innovations apportées dans les techniques commerciales elles-mêmes par des petits commerçants, souvent même des commis, qui ont initié la mutation. Ces génies de la vente ont inventé les prix fixes, les prix affichés, les promotions, les ventes à perte, les reprises, les publicités, les catalogues. Et le bon marché ! Magasins de nouveautés et grands bazars furent les premiers, dès la fin du XVIIIe siècle, à tirer bénéfice de ces savoir-faire.
Injustement attribuées aux grands magasins, c’est malgré tout bien au sein de ceux-ci que ces innovations ont été, des décennies plus tard, mises en œuvre pour la première fois toutes ensemble. Plus d’industrialisation et d’aisance ont dans le même temps changé les façons de produire et consommer les marchandises. L’association de ces commerçants avec des banquiers ou promoteurs immobiliers, acheva de mettre en place - changement d’échelle et introduction des formes d’organisation du travail éprouvées en usine - le modèle du grand commerce tel qu’il existait encore au milieu des années soixante.
Le Grand Bazar parisien ouvrit place Rallier-du-Baty en 1890. La Halle du Bon Marché (ancien Bazar Jacquart), place de Bretagne, en 1903.
Faute de trouver en province une clientèle aisée assez nombreuse, les grands magasins y arrivèrent un demi-siècle après la création du Bon Marché de Boucicault à Paris. Dans l’intervalle, fréquenter les temples de la nouveauté de la capitale dans le cadre du tourisme mondain ou leur commander des colis de la dernière mode, participait des conduites de distinction des clientèles riches. Les Magasins Modernes ouvrirent rue Le Bastard en 1926, Les Nouvelles Galeries, rue de Rohan, en 1929.
Par contre, le Prisunic, qui s’installa sur les quais dès 1934, figure parmi les premiers magasins populaires créés en France. Avec les gammes de marchandises proposées, les bas prix pratiqués, dans les sobres décors d’une architecture fonctionnelle, cette offre s’adressait aux familles à petits revenus.
La Société économique de Rennes, fleuron local du succursalisme, avait commencé dès 1912 à déployer ses petites alimentations générales, semblables aux épiceries indépendantes.
Toutes ces formes de capital commercial, pendant la première moitié du XXe siècle, ont gardé un fondement familial. À Rennes, ces grandes familles commerçantes, les Jacquart, Guillemot, Logeais, Jamin, Sordet étaient issues du commerce indépendant traditionnel. Assez rapidement, cependant elles eurent recours, tout en en gardant le contrôle, aux apports financiers de capitaux locaux ou nationaux.
Autre permanence pendant toute cette période, l’inscription de ces grands commerces dans la ville n’a modifié ni les formes traditionnelles de la proximité, au plus près du domicile, même s’agissant des épiceries succursalistes, ni celles de la centralité. La totalité des grands bazars, des grands magasins et des magasins populaires ont été créés et sont demeurés en centre-ville. On peut même souligner que ces points de vente ont constitué pendant la première moitié du XXe siècle un des éléments qui a participé le plus activement à établir l’attractivité, pas seulement commerciale, de l’agglomération.
Les grandes surfaces
Les grandes surfaces sont nées de trois innovations. Le discount, qui consiste à vendre à bas prix, avec des petites marges unitaires, de grandes quantités de produits achetés directement aux producteurs, fut la plus décisive. Cette méthode de vente, qui a offert des prix de 20 à 30 % inférieurs à ceux que pratiquaient les détaillants traditionnels, toutes tailles confondues, fut dès les années 1950 introduite en Bretagne par Édouard Leclerc dans ses petits centres distributeurs.
Au cours des deux décennies suivantes, les ménages, en plus grand nombre chaque année, ont acquis voiture et réfrigérateur ; ceci a permis des approvisionnements au rythme hebdomadaire ou mensuel, et loin du domicile.
Enfin, l’étendue des superficies foncières exigées par le succès de la formule a nourri à son tour le mouvement des localisations périphériques, autorisé par la motorisation des courses.
Le déploiement des grandes surfaces dans l’espace de Rennes Métropole a commencé en 1970 avec l’implantation d’un premier hypermarché, sous l’enseigne Montréal, bientôt changée en Rallye, au nord de l’agglomération, sur la commune de Saint-Grégoire.
Suivit en avril 1971, au sud, le Centre Alma : l’ensemble constitué de deux hypermarchés, Mammouth et Primevère et d’un mail avec 60 commerces, fut, lui, l’un des tous premiers centres commerciaux régionaux réalisés en France, deux ans seulement après l’ouverture de Parly 2 dans la région parisienne.
En ameublement, dès 1980, les grands spécialistes du salon, de la cuisine, de la chambre, de la salle de bains se regroupèrent tout le long de l’ancienne route de Saint-Malo, qui, depuis, a pris le nom de Route du Meuble. Appliquant dans leur branche les mêmes principes et les mêmes méthodes que les hypermarchés, qui ont continué à encercler l’agglomération, les solderies ainsi que les grandes et moyennes surfaces en électroménager, hi-fi, sport, bricolage et jardinage, vont se multiplier à partir de la deuxième moitié des années 80 et ce, jusqu’à l’implantation d’Ikéa à Pacé en novembre 2008.
Dans les années 2000 la grande distribution a étendu son emprise aux activités de loisir et aux consommations de produits culturels. En centre-ville, à la Fnac, ouverte en 1986 dans le centre commercial du Colombier et au Forum, s’est ajouté un Virgin Mégastore en 1998. En périphérie, Cultura s’est ouvert à Chantepie (2005), suivi par les espaces culturels Leclerc, un à Cleunay (2005-2010) et un autre à Saint-Grégoire (2012). Le premier multiplexe, un CGR, fut inauguré en 2003 à Cap-Malo, l’importante zone commerciale implantée sur la commune de La Mézière ; le second, le Gaumont du Champ de Mars, date de la fin 2008.
Du commerce à la distribution
Les grandes surfaces ont révolutionné l’appareil commercial. Révolutionné n’est pas un terme trop fort ; on ne parle d’ailleurs plus de commerce de détail mais de distribution.
Le caractère spectaculaire de leur présence massive dans la douzaine de pôles périphériques ne doit pas faire oublier qu’elles sont également devenues une composante essentielle du commerce de centre-ville. Les surfaces plus petites appartenant aux groupes de la grande distribution constituent le cœur de l’offre d’alimentation générale dans les quartiers de Rennes et dans les bourgs de la communauté d’agglomération.
La nature des acteurs, des professions impliquées dans la mise œuvre de ce modèle a radicalement muté. Ces enseignes appartiennent, non plus à des commerçants rennais mais à des multinationales étroitement liées au capital financier. À titre d’exemple, l’hypermarché du centre Alma, a été créé sous l’enseigne Mammouth par la Société économique de Rennes. Celle-ci est dans un premier temps passée sous le contrôle des Comptoirs Modernes, une société succursaliste du Mans. Et depuis l’OPA réussie de Carrefour sur les Comptoirs Modernes, l’hypermarché du centre Alma appartient au deuxième groupe mondial de la distribution.
Enfin, les bouleversements qui se sont succédés depuis 1970 ont, au-delà de la transformation des formes de la proximité et de la centralité, changé la ville elle-même, pas seulement son organisation physique mais aussi les modes de vie, les temps et les conduites constitutifs de ce que l’on appelle l’urbanité.